Nuit et brouillard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Après le dîner, nous avions décidé de retourner dans la salle de repos pour terminer la partie de tarot commencée dans l’après-midi. Alors que la nuit commence à tomber, le téléphone sonne. Évacuation sanitaire dans la région de Palestro : 2 blessés à transporter sur Alger. Je passe aux OPS prendre connaissance des renseignements concernant la mission : coordonnées de la DZ, fréquence radio des troupes au sol. Il fait beau, la lune est même au rendez-vous. La visite avant vol terminée, le moteur tourne et les pales commencent à battre la mesure. Je me hisse au poste de pilotage, et pendant que le lieutenant Rolland commence à rouler au sol pour rejoindre la piste, je calcule le cap et le temps de vol pour atteindre notre objectif : une DZ balisée par les 4 boîtes de conserves enflammées habituelles.


Dès que nous commençons à prendre de l’altitude, la réalité se révèle déjà moins idéale. Si les nuages sont bien absents, à quelques kilomètres de la base, la plaine de la Mitidja est déjà envahie par le brouillard. Pour les pilotes d’hélicoptère, le brouillard, c’est l’ennemi, celui qui vous coupe la retraite, que l’on va être obligé d’affronter au retour pour rejoindre le sol.
Pour l’instant, une seule réalité, 2 blessés nous attendent, nous sommes peut-être leur seul espoir de survie, alors, pour le retour, il sera toujours temps de voir. Si nous ne pouvons pas nous poser sur le stade Marcel Cerdan à Alger, nous irons sur l’aérodrome de Maison-Blanche, où nous pourrons nous faire tirer par un radar. De là, une ambulance pourra prendre le relais.
La DZ où nous devons récupérer nos deux blessés est en montagne et le brouillard se contente pour l’instant d’envahir la plaine et de serpenter dans les vallées. Comme une coulée de lave, qui curieusement remonterait les pentes au lieu de les descendre, il nous fait penser à une pâte qui lève et gonfle en effaçant le paysage ; ici, une colline disparaît, puis une autre, là, une autre, un peu plus haute, résiste, et l’espace d’un moment, ressemble à un îlot sur un lac. Le clair de lune éclaire ce spectacle d’une lueur opalescente, accentuée par endroit par les lumières des quelques villes perceptibles à travers la couche. Un spectacle envoûtant qui nous fascine et nous angoisse à la fois.


Le ronronnement des 800 chevaux du moteur nous rassure cependant. Nous survolons maintenant la montagne, oublié le brouillard, les 4 feux de la DZ ne devraient plus tarder à apparaître ; 40 minutes que nous avons décollé et nous contactons sur la fréquence qui nous a été indiquée ceux qui nous attendent, confiants et exigeants à la fois.
Pour ceux qui nous appellent, tout semble facile, l’hélicoptère n’est qu’un moyen de transport comme un autre ; son principal avantage, c’est qu’il vole à l’abri des embuscades et qu’il transporte sans détours les blessés jusqu’à l’hôpital.
- Fanion rouge de ventilateur, comment me recevez vous ?
- Ventilateur de fanion rouge, 5 sur 5.
- Fanion rouge nous sommes en vue de votre DZ, nous voyez-vous ?
- Ventilateur de fanion rouge, vous êtes en vue, plein ouest.
- Fanion rouge, d’où vient le vent ?
- Ventilateur, vent nul.
- Fanion rouge, terminé.

Pour avoir moins de risque d’être repérés par un tireur éventuel, je coupe les feux de position, et comme le vent est nul, Le lieutenant Rolland commence l’approche sans changer de cap. Un coup de phare au dernier moment pour vérifier l’absence d’obstacles à proximité du point d’atterrissage et nous arrêtons le rotor tout en laissant tourner le moteur.
Les 2 blessés sont déjà là. Pendant que le mécanicien surveille leur installation sur les brancards installés dans le cargo, la convoyeuse de l’air (infirmière) qui nous accompagne depuis quelque temps, se renseigne auprès de l’infirmier qui a réalisé les premiers secours, sur la nature de la blessure et sur les soins à prodiguer pendant le transport.
Embrayage du rotor, un coup de phare vers l’avant pour repérer les obstacles éventuels, et après avoir éteint pour ne pas être éblouis, décollage. Le passage de l’éclairage relatif de la DZ à l’obscurité est toujours un peu délicat, mais aujourd’hui, la pleine lune nous éclaire, et comme la DZ est située sur une colline, nous atteignons rapidement l’altitude de sécurité au-dessus des sommets les plus hauts. Nous venons juste de mettre le cap sur Alger lorsque la radio se met à grésiller :
- Camus 6 de Cactus (indicatif du Centre Opérationnel Régional).
- Camus 6, 5 sur 5.
- Camus 6, vous laissez vos 2 blessés à la DZ hôpital de Tizi-Ouzou où vous prendrez un blessé crânien pour l’hôpital d’Alger.
- Camus 6 bien reçu, arrivée prévue à Tizi dans 35 mn, terminé.

Pour l’avoir utilisée quelques fois, je connais bien la Dz hôpital de Tizi, elle est située à flan de colline sur une plate-forme étroite mais bien aménagée. Malheureusement, à notre arrivée, si le sommet de la colline émerge bien du brouillard, ce n’est pas le cas de la DZ, située en contrebas. Comme je l’ai déjà précisé, le H19 est bien équipé en phares, si j’arrivais à situer précisément l’emplacement de la DZ, ce serait jouable. Nous tournons deux ou trois fois autour du piton et une idée de génie me vient tout à coup.
- Tizi hôpital de Camus, me recevez-vous, répondez.
- Camus, nous vous recevons 5/5.
- Tizi de Camus, impossible de vous repérer, envoyez une fusée à la verticale de la DZ.
- Bien compris Camus.

Quelques secondes d’attente, et soudain, un halo rouge se dessine sur la nappe de brouillard. Après avoir réglé les deux phares de 600 W qui peuvent être dirigés du poste de pilotage et demandé au mécano de diriger le sien dans la même direction dès que nous serions immergé dans le brouillard, je m’apprête à descendre presque à la verticale, et à vitesse réduite.
" Les gars, attachez vos ceintures, on plonge."
Dès que nous sommes dans le brouillard, les 1500 W accomplissent leur office et nous apercevons la DZ sur laquelle nous nous posons. La décision était certes un peu limite mais je commence à bien connaître ma monture avec laquelle, au fil du temps, une relation de confiance s’est établie. J’oserais même dire que nous formons un couple harmonieux. Après avoir coupé le moteur et arrêté le rotor, nous descendons pour nous dégourdir un peu les jambes pendant que les infirmiers s’occupent du transfert des blessés. En levant les yeux, nous découvrons une ligne à haute tension dont les fils longent le terrain à quelques dizaines de mètres ; c’est peut-être le brouillard qui nous a sauvé la vie, si nous avions pu atterrir normalement, notre angle de descente aurait sans doute été plus faible, et ...

Le destin est souvent imprévisible ; j’ai souvent eu l’occasion de vérifier que, sans aller jusqu’à parler de hasard et de nécessité, il s’arrange parfois pour faciliter la tâche de ceux qui ont assez d’audace pour lui faire confiance.
En 10 minutes, le transfert des blessés est réalisé et il ne nous reste plus qu’à aller voir ce que nous réserve la suite du programme.
Démarrage, le Wrigth de 800 CV tourne comme une horloge, et nous décollons face à l’Ouest vers Alger. Nous revoici au-dessus de la couche de brouillard dont nous avons pu apprécier l’épaisseur, et qui, maintenant, masque la totalité des vallées. Seules les montagnes sont visibles comme des îles sur une mer d’opale. Par endroit, quelques halos nous indiquent les villes survolées mais nous avons l’impression d’être sur un autre monde, fantomatique, inconnu, hostile. La lumière qui nous est dispensée par une lune généreuse ne fait que nous enfermer dans un espace illimité, j’ai l’impression d’être perdus au milieu du désert. Pendant un moment, j’ai même du mal à croire que mon compas, qui indique pourtant bien le 280, axe sur lequel nous devrions trouver Alger d’ici environ 1 heure 30, ne se trompe pas.
Le brouillard semble de plus en plus épais, mais après une heure de vol, une lumière venue d’en bas dessine les contours d’une côte enfin visible, l’éclairage des villes trace la limite entre un rivage luminescent en contraste avec la mer qui reste d’un noir profond. Comment trouver le stade Marcel-Cerdan dans cette purée de pois ?
Par précaution, je contacte l’aéroport de Maison-Blanche qui me donne le QNH (réglage altimétrique indiquant, pour une pression atmosphérique donnée, une altitude 0 au niveau mer.) et me confirme qu’ils pourront éventuellement, si je ne peux me poser en ville, me “tirer” jusqu’au sol avec leur radar.
Arrivé sur Alger, le brouillard semble aussi dense mais la baie se dessine en sombre par rapport au rivage. A l’hôpital, on nous indique par radio qu’il y a des trouées à travers lesquelles le ciel est parfois visible. Effectivement, le brouillard semble vouloir se lever, et nous allons essayer de percer sur la mer, la limite est bien visible et mon réglage altimétrique parfait.
"Mon lieutenant, vous surveillez l’altimètre, si à 50 pieds (15 mètres) nous n’avons pas percé, nous irons nous poser à Maison-Blanche."Pendant que le copilote surveille l’altimètre, j’entame ma descente à faible vitesse, le regard fixé sur l’horizon artificiel. Nous passons sous la couche à 70 pieds (environ 20 m), et à basse altitude je remonte le long de la côte pour rejoindre le stade Marcel-Cerdan. Notre blessé sera d’ici quelques minutes sur la table d’opération.
Mission accomplie, il ne nous reste plus qu’à rejoindre Boufarik ; pas question de repasser au-dessus de la couche, la voie de chemin de fer passe à proximité de la base, aucune ligne électrique ne la traverse, pas de tunnel et, sans doute pour lâcher la pression, nous la suivons, à 10 mètres au-dessus de la voie, tous phares braqués en jouant au train et en chantant à tue tête.

Arrivés à la base, l’appareil bien rangé sur le parking, Le lieutenant Rolland rempli les documents de bord : 3 heures 35 de vol, 3 blessés, dont un crânien, évacués, rien a signaler. Delacroix, le mécanicien, fait le plein, pour, si une autre mission se déclenche, être prêts à reprendre l’air au plus vite. Je passe aux OPS pour indiquer que la mission a été accomplie et je rejoins ma piaule pour profiter d’un repos bien mérité.

Récit de Claude Jacquet (extrait de son livre: "L'Eloge de l'action"). Illustrations C. Jacquet, G. Finaltéri Internet