Homélie du Frère Daniel Bourgeois pour les
obsèques Jean Boulet (19 février 2011 en l’église de
Saint-Jean-de-Malte)
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Cher Jean-Pierre, cher Olivier,
Vous les petits-enfants, les arrières petits-enfants de Jean, et
tous les membres de sa famille, vous tous ses amis, parce qu'avec
Jean, si j'ai bien compris, on ne pouvait être qu'ami. Vous allez
pardonner si ce que je vous dis est très prétentieux.
Je voudrais en effet ajouter un chapitre au très beau livre de
souvenirs que Jean nous a légué. Ce chapitre s'intitulera : « La
spiritualité de l'hélicoptère ». Rien que cela ! Vous savez en
effet, que nous vivons dans un monde où, depuis fort longtemps déjà,
grâce à Émile Zola notamment, les machines et les engins avec
lesquels nous travaillons et construisons le monde, ne sont pas
simplement des choses, des objets à manipuler, mais qu’il y a une
mystérieuse affinité spirituelle entre la machine et celui qui s'en
sert. Pour Zola, à l'époque, vous le savez, la machine par
excellence à dominer l'espace était la locomotive et effectivement
dans son roman, La Bête humaine, il souligne qu’il se noue comme des
épousailles et des liens affectifs profonds entre le mécanicien et
sa loco.
Il me semble bien que pour l'aviation sous toutes ses formes, on
pourrait retrouver la même chose. Et je crois que l'on n'est pas
pilote d'avion par hasard et que l'on n'est pas pilote d'hélicoptère
par hasard, parce que cette vocation en réalité ouvre dans le cœur
et l’intelligence de ceux qui y répondent les meilleures capacités
et les meilleurs dons qu'ils portent en eux à l’état de germe et de
don, et je crois vraiment que Jean a porté ces dons à un très haut
point dans toute sa vie de pilote d’essai.
En effet, pour parler de la spiritualité de l'hélicoptère, la
première chose qui me vient à l’esprit, c'est la simplicité et la
modestie de cet appareil. Que les pilotes d'avions supersoniques me
pardonnent, mais leurs avions passent au-dessus de nos têtes sans
nous dire bonjour, ils ne peuvent pas s'arrêter, ils foncent à
travers l'espace et rien ne les arrête. Ils vont toujours tout droit
et avec insolence, vous ne les avez jamais vu s'arrêter pour vous
saluer : d’où la difficulté qu’il y a à les fréquenter. Ils passent
au-dessus de nos de nos têtes avec un sifflement strident et nous
sommes comme écrasés par cet engin toujours pressé et qui se sauve
avec une sorte de superbe et d'élégance souveraines.
Rien de tel pour l'hélicoptère. Vous avez remarqué comment un
hélicoptère décolle. Chaque fois au moment de son envol, il faut
jouer du manche à tout instant, pour trouver le bon équilibre au
moment du décollage : on dirait toujours un bébé qui balbutie ses
premiers pas ; et ensuite, il s’en va tranquillement, il suit le
chemin des écoliers et fait l’école buissonnière. L’hélicoptère,
c'est le sous-préfet aux champs d’Alphonse Daudet : il se promène,
il prend son temps, il va dans un sens et revient sur ses pas, puis
il pivote : il vous dit bonjour et semble toujours vouloir rester
proche de la terre, tout en gardant une légèreté pleine de gaucherie
et de douceur. Quand on les voit voler au ras des falaises dans les
montagnes ou caresser les grandes forêts, à quelques mètres à peine
au-dessus des feuillages, on a l'impression qu'ils sont là comme de
bons chiens qui vont flairer avec la truffe de leur cockpit les
jambes de leur maître pour voir si vous êtes prêts à les accueillir
et sentir s'ils peuvent atterrir sans problèmes. Jean a fait cela
des centaines de fois, le long des montagnes de Chamonix, sachant
jouer avec les courants ascendants, avec les tourbillons derrière
les crêtes. On ne peut qu’admirer cette espèce de bonhomie et de
simplicité de l’hélicoptère qui vous donne le bonheur d’être surpris
par sa présence et de le rencontrer. D’ailleurs c’est ce que faisait
Jean quand il venait se poser au mas d’Entrepierres.
Cette simplicité, cette modestie extraordinaires – je crois que vous
l’avez tous ressenti – faisaient le fond du tempérament et de
l'humanité de Jean, un homme capable d’être si proche, si simple,
qui avait de façon naturelle et spontanée le sens des autres : cet
homme a passé sa vie hanté par le problème de la sécurité de ses
coéquipiers et de ses collaborateurs et il disait lui-même avoir les
tripes tordues d’angoisse quand il apprenait la mort d’un homme au
service des essais en vol. Comme on ressent au passage d’un
hélicoptère ce bourdonnement des pales qui ressemble à un battement
du cœur et qui traduit toute l'émotion et toute la tendresse de ce
gros animal qui s'approche de vous et qui semble vous dire
simplement : je suis là et je viens tout près de toi pour te sauver
; je suis là parce que tu es perdu sur une paroi ou dans la crevasse
d’un glacier de montagne ; de la même façon ou presque, Jean a
incarné humainement à un degré extraordinaire cette étonnante
sagesse des hélicoptères, cette proximité, cette douceur, cet humour
et ce sens de la miséricorde. Vous le savez bien : un hélicoptère,
c’est le bon Samaritain : cet appareil a acquis en quelques années
et quelques opérations de sauvetage, cette réputation de bon
samaritain, qui ne s’est jamais démentie par la suite, grâce à des
pilotes comme Jean : un hélicoptère vient se poser avec délicatesse
à quelques mètres d'un blessé, il le prend dans ses bras, il
l'embarque et l’emmène à l'hôpital où il recevra les soins qui lui
rendront la vie. Allez faire cela avec Concorde : c'est
impensable...
Donc, frères et sœurs, cette sagesse-là est bouleversante, parce
qu’elle nous paraît d'une simplicité tellement évidente et naturelle
qu'on ne s'en émerveille même plus. Mais en même temps, les
hélicoptères ont une incroyable audace. Évidemment, quand on les
voit là-haut tourner si légèrement, avec une telle aisance, on se
dit que cela doit être une sinécure, un amusement tranquille et que
la vue est magnifique. Mais que les profanes ne s’y trompent pas :
c’est tout l’inverse ! Je ne suis jamais monté dans un engin pareil,
mais je commence à comprendre qu'il faut, pour être pilote
d’hélicoptère, un doigté, une audace, une agilité mentale et des
nerfs à toute épreuve. Si Jean a réussi tant de records et de
performances avec les hélicoptères, il lui a fallu un courage et une
intelligence des situations hors du commun. Avec ces engins
apparemment si frêles, on peut monter à des milliers de mètres
d’altitude, il ne faut jamais l’oublier. Un pilote d’hélicoptère
doit avoir les pieds sur le ciel, exactement comme nous disons que
nous avons les pieds sur la terre. Ils « ont les pieds sur le ciel »
parce que le ciel est leur élément naturel. Ils sont là pour
arpenter le ciel en long et en large, pour y marcher comme des
randonneurs, pour être là, pour veiller, pour guider, pour aider.
Ils doivent avoir cette audace pour décider au bon moment : « C’est
bon, je peux y aller, je fais confiance à tous ceux qui ont conçu
cet appareil, qui ont construit la turbine ; alors, j'y vais et je
fonce ». Il faut donc un assemblage extraordinaire de confiance, de
simplicité et d'audace : il faut pouvoir se dire : « je fais
confiance à tous ceux qui ont travaillé avec moi ». Et chacun de
nous sait comment Jean a réalisé ces coups d’audace, avec
simplicité, sans ostentation et presque aussi fier du travail de ses
collaborateurs que de sa propre performance, même s’il l’avait
réalisée dans des conditions extrêmement dangereuses qu’il était
seul à affronter.
Tel était Jean dans sa vie professionnelle faite de ce mélange de
simplicité et d'audace, mais je crois que tous les membres de sa
famille qui sont là aujourd'hui pourront dire que, dans sa vie
familiale, c'était la même chose, sous une autre forme : un homme
qui savait être proche, accueillir, inviter chacun à devenir
lui-même, que ce soient sa femme Josette, ses enfants et ses
petits-enfants. Il savait propulser ceux qui lui étaient proches,
dans la vie, les aider et les provoquer à devenir eux-mêmes ; il
savait être là, tout près d’eux quand c’était nécessaire, à deviner
ce qu’ils attendaient de lui et à le leur offrir de tout son cœur,
avec beaucoup de simplicité, de modestie et d'audace. Mais je crois
que d’autres sont mieux placés que moi pour en parler.
Frères et sœurs, maintenant, il ne nous est pas difficile de croire
que Jean vient de nous donner la plus grande mesure de sa modestie
et de son audace. Il a fait ces derniers jours son plus grand et son
plus bel essai en vol. Il n’y avait plus d’hélicoptère, il n’y avait
plus la médiation d’une machine. Il n’y avait plus que lui, il n'y
avait plus que le face-à-face avec la maladie qui l’a emporté, il
n’y avait plus que la vivacité de son esprit et la générosité de son
cœur. Il n'y avait plus que ce goût de vivre qui bouillonnait au
fond de lui, il n'y avait plus que son désir de vivre. Ce soir on a
envie de lever les yeux, de scruter le ciel en se disant : « jusqu’à
quelle altitude va-t-il monter ? quel record va-t-il nous offrir
encore ? Mais ce soir, la prouesse de Jean est d’un tout autre ordre
: en toute simplicité, il est parti à la rencontre de son Seigneur,
il a ouvert les bras et il s'est laissé porter. Maintenant, il a les
pieds sur le ciel comme nous avons les pieds sur la terre, il garde
son plus beau sourire et dans la paix de Dieu, je suis sûr que ce
soir, il nous regarde du haut du ciel à travers les pales de tous
les hélicoptères du monde.
Amen !
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