4 mars 2006

Loïc Le Page

                               

 

 

 

 

 

Pendant un an, un officier stagiaire de l’Ecole de Guerre est éloigné de l’activité opérationnelle. Pourtant, les opérations de guerre continuent et des soldats continuent de rentrer meurtris de leur engagement en territoire extérieur. Depuis 2002, 54 soldats français sont tombés en Afghanistan. Derrière la sécheresse de ce nombre se cache des vies brisées et des familles. Ainsi l’un d’entre eux s’appelait Loïc Le Page. Raconter cette journée du 4 mars 2006, telle que je l’ai vécu, est un moyen pour ne pas l’oublier et surtout pour lui rendre hommage.

Au printemps 2006, nous étions, dans le sud de l’Afghanistan, déployés dans le cadre de l’opération « Arès » contribution française à l’opération américaine « Enduring Freedom ». Basé à Spin Boldak, le premier maître Le Page appartenait à un groupe de commandos marine. Basé à Kandahar, pilote d’hélicoptère sans hélicoptère, mon travail consistait à faire l’interface entre les équipages d’hélicoptères américains et nos unités commandos. Début mars, la réorganisation complète du dispositif français avait été décidée pour un redéploiement de notre détachement à Jalalabad, à l’est de Kaboul. Le démontage de la base avancée de Garang (district de Spin Boldak) devait se terminer, le 2 mars 2006, par une mission héliportée.

 

Les missions de démontage de site sont toujours délicates, d’autant plus que nos adversaires nous savent plus vulnérables. La préparation de cette mission logistique est minutieuse. Un hélicoptère CH 47 Chinook, espèce de grosse banane à deux rotors, est, à terre, une cible facile et très « rentable » aux yeux des insurgés. Le 1er mars, me voyant soucieux devant ma carte, mon adjoint, également commando marine, me rassure en quelques mots : « Demain, capitaine, c’est le groupe de Le Page qui va sécuriser la zone de poser. Ce mec là, je l’ai formé. C’est un très très bon ! Vous n’avez rien à craindre ». Ce nom de famille ne m’était pas inconnu. J’ai déjà servi sous les ordres d’un homonyme, le général Maurice le Page, premier commandant des forces spéciales françaises.

Le 2, comme prévu, le CH 47 se pose près de la base de Garang. Le nuage de poussière qu’il soulève, est perceptible à des kilomètres à la ronde. Lorsque la rampe arrière s’abaisse, Loïc Le Page, chef du dispositif, vient se placer près de la machine pour surveiller l’ensemble de la manœuvre de chargement. Français et Américains, nous savons tous que la base de Garang a déjà été attaquée. Ainsi nous nous affairons afin de pouvoir redécoller au plus vite. En descendant, je croise le regard de Loïc. Un nom sur un visage ! Evidemment, je le connais. Nous avons fait quelques entraînements conjointement à Lorient. Mon adjoint ne m’a pas menti. Je connais ses compétences professionnelles, je n’ai rien à craindre. La mission se terminera finalement sans difficultés.

La journée du 4 mars 2006 commence dans le calme. Un seul CH 47 est programmé pour un transfert de personnel et de matériel entre Kandahar et Spin Boldak. Dans mon bureau, je finalise cette mission héliportée lorsque le téléphone sonne. Je reconnais la voix de mon correspondant habituel de Spin Boldak  : « On a un TIC, avec au moins un blessé […] ». Troop In Contact, c’est sous cet acronyme, qu’ici, on désigne un accrochage. Je récupère les éléments et fonce au Tactical Operational Center (TOC), centre de commandement tactique des hélicoptères américains. Devant le TOC, je constate que les sous-officiers français prévus pour la rotation héliportée Kandahar – Spin Boldak sont déjà là. Sans leur parler, je fais irruption dans la salle de commandement. Je me dirige directement vers le Battle Captain, chef du centre, pour l’informer de la situation. Après m’avoir écouté, il annonce haut et fort : «  Troop In Contact, French Special Forces ».

A cet instant, le TOC se met à fonctionner uniquement au profit des forces françaises engagées. Au bout d’un certain temps, le Battle Capitain m’explique que l’Etat Major situé à Bagram interdit le décollage de l’hélicoptère d’alerte sanitaire sans raison apparente. Après une période qui me paraît une éternité, je me rends compte que, sur l’écran de contrôle, le point symbolisant l’emplacement du TIC n’est pas au bon endroit ! Cette erreur provient surement d’un opérateur ou d’un transmetteur, français ou américains. Mais, à cet instant, connaître son auteur n’a aucune importance. Les Américains ne comprennent pas ce que font les Français en dehors de leur zone de responsabilité et ne veulent pas intervenir dans ces conditions. Malgré mon insistance, le Battle Capitain ne parvient pas à convaincre Bagram que les Français sont bien dans leur zone de responsabilité. La situation est donc figée…

Excédé, je demande à rencontrer le colonel commandant le TOC. Cet officier américain n’a pas l’habitude qu’un capitaine lui expose une situation avec si peu de formalisme. Néanmoins, il m’écoute. Il finit par m’interrompre par un « stand by » et quitte la salle. De retour, il m’annonce que l’hélicoptère sanitaire va décoller et que les hélicoptères de « Quick Response Force » (QRF) sont à notre disposition pour acheminer des renforts. A l’extérieur du TOC, à l’aide de mon téléphone satellitaire, je rends compte à Spin Boldak, non sans une certaine fierté, que j’ai réussi à débloquer une situation compliquée. La réponse me glace le sang : « C’est Le Page, il n’a plus besoin de médecin ». Devant les soldats français en partance pour Spin Boldak, je me retiens de hurler. Lui qui m’a si bien protégé, je n’ai même pas été capable de le secourir à temps !

Me sentant coupable, je suis fou de rage. Pour un homme d’action, vivre en retrait de tels événements est difficile à gérer. La QRF va décoller, je rappelle mon chef et lui annonce que je vais descendre avec nos commandos pour me battre. Il m’interrompt avec fermeté et me rappelle avec des mots violents que ma plus value à terre est nulle et que je suis, sur ce territoire, le seul Français compétent pour coordonner une opération aérienne. Ces quelques mots suffisent à me faire entendre raison. Lorsque je pénètre dans l’un des CH 47 de la QRF, les armes de sabord sont en train d’être chargées. Le commandant de bord surgit après moi et explique avec passion la mission à son équipage : « les Français sont au contact. Quoi qu’il arrive, on ira les chercher ! ». Réserviste, ce commandant de bord est un ingénieur civil et père de famille. Il s’est porté volontaire pour se battre en Afghanistan. Et, aujourd’hui, il est prêt à donner sa vie et celle de son équipage pour secourir des soldats d’un autre pays. Son cas est loin d’être exceptionnel. Ces soldats sont vraiment remarquables.

Après l’embarquement de nos commandos français, j’expose la situation à l’équipage américain. A l’approche du village où a lieu l’accrochage, j’apprends que la zone est survolée par un dispositif aérien impressionnant. Je demande au commandant de bord du CH 47 de se poser près du village à portée d’armes des insurgés et je fixe l’emplacement des hélicoptères d’attaque AH 64 Apaches ainsi que leurs consignes de tir. A cet instant, je me trouve en situation de commandement d’un dispositif impressionnant. Mon prédécesseur m’avait prévenu : « Si tu fais l’affaire, les Américains te feront entièrement confiance et réclameront des ordres de ta part ». Le débarquement des renforts se passe sans difficulté. Avec la patrouille composée des CH 47 et des AH 64, nous nous plaçons en zone d’attente au cas où la situation dégénérerait. Finalement, apprenant que les combats ont cessés, nous retournons sur Kandahar.

Plus tard, j’apprendrai que, dans un village, l’escouade de commandos marine avait surpris par une approche discrète un groupe de 8 Talibans. Le premier maître Le Page avait alors bondi de son véhicule pour déployer son dispositif. Il n’ignorait pas que le chef de groupe et son radio étaient des cibles prioritaires aux yeux de ses adversaires. Pour cette raison, il commença par placer son radio à l’abri des combats. Il le savait plus vulnérable d’autant plus que ce dernier n’était pas « breveté commandos ». Par cette précaution, compte tenu des feux nourris qui ont été échangés pendant une vingtaine de minutes, il lui a surement sauvé la vie.

Après avoir placé une équipe en appui, il avait désigné quatre commandos pour monter avec lui à l’assaut du dispositif ennemi. Alors qu’il progressait vers le rocher derrière lequel deux Talibans lui tiraient dessus, il fut foudroyé par une balle en plein cœur. Mortellement blessé, la présence d’un médecin n’aurait servi à rien. Malgré tout, après avoir neutralisé ces deux insurgés, les membres de son escouade lui ont prodigué les soins de premiers secours. Au bilan, trois insurgés et un soldat français ont perdu la vie. Malgré un rapport de force extrêmement défavorable, le reste des Talibans a réussi à s’enfuir en raison de problème de coordination.

 

Quelques semaines plus tard, je suis en transit sur la base de Douchanbé au Tadjikistan. Je passe la soirée avec un adjudant-chef qui m’a connu jeune sous-officier. Un troisième homme vient se joindre à nous. Alors que nous rentrons en France, lui est en transit pour l’Afghanistan. Il s’agit du frère de Loïc, sous-officier lui aussi. J’écoute ces deux commandos plus que je ne parle, me contentant de répondre aux questions que l’on me pose. La dignité de ces échanges me bouleverse. Quelques jours plus tard, j’arrive chez moi et retrouve les miens. Ma joie a un gout amer. Ce n’est pas la première fois que mon détachement rentre avec un effectif inférieur à l’aller. Mais aujourd’hui père, en enlaçant mon fils, je pense à ces autres enfants qui ne reverront jamais leur père.

Quelques mois plus tard, parmi la foule à Pau, lors d’une cérémonie militaire, je reconnais un homme en costume. Il s’agit du général Maurice Le Page qui a quitté le service actif depuis quelques années. Je n’avais pas fait le lien. Mais je sais maintenant qu’il s’agit du père de Loïc. Je m’approche de cet homme qui a été mon chef et lui raconte en détail comment j’ai vécu ce 4 mars 2006. Naturellement dans la forme, un capitaine rend compte d’une action militaire à un officier général. Mais dans le fond, c’est un jeune père de 35 ans qui répond aux interrogations d’un père qui vient de perdre son fils…

Premier maître Loïc LE PAGE - FORFUSCO (commando Trépel)

 

Pour Loïc,

Pour les siens,


 

Commandant Sylvain Mazzocco

Officier stagiaire à l’Ecole de Guerre

 

Documents photographiques: Marine nationale, US, Web